Paul & Mick Victor
2023-09-25 12:01:08 UTC
Curieuse pichenette du destin : adolescent, j'étais persuadé que mon
avenir professionnel était dans la littérature, et que la musique n'y
serait jamais qu'un loisir. C'est le contraire qui est arrivé : la
musique est devenue un métier, et la littérature un passe-temps, ou
plus musicalement, tout de même, un violon d'Ingres.
Légers, graves, profonds, didactiques, futiles, drôles, tragiques,
inutiles, indispensables, voici quelques-uns des extraits littéraires
que j'ai réunis pendant des décennies, comblant ainsi ce double amour
des mots et des notes. Florilège, anthologie, spicilège, morceaux
choisis, quelque soit son nom, il ne demande qu'à s'enrichir.
[T. comme Trompette] :
"Voyager avec son chien, quel bonheur ! Les gros chiens paient
demi-place et voyagent en seconde. Nicolas faisait son tour de
compartiment, flairait longuement chacune des paires de pieds
présentes, prenait note dans sa tête, et puis, son univers provisoire
bien repéré, s’aplatissait sous la banquette, derrière mes mollets,
n’en bougeait qu’aux arrêts pour descendre sur le quai se dégourdir les
pattes, pisser un coup, en boire un. Contents comme tout d’être
ensemble, contents l’un de l’autre. Nous descendions à Beauvoir, d’où
un car nous menait à Fromentine, embarcadère pour l’île. Il y avait à
Beauvoir un petit mastroquet à tonnelles. Nous y étions installés, au
frais, un après-midi de juillet, attendant l’heure du car, lorsqu’un
buveur solitaire se leva d’une table voisine et vint vers nous. C’était
un grand vieux bonhomme sec et coloré, paysan en dimanches, avec sur la
tête une casquette d’orphéon et, à la main, un étui à trompette en
toile cirée noire. Il porta deux doigts à sa visière, me souhaita le
bonjour, que je lui rendis, et me dit :
— Monsieur, je voudrais vous demander une faveur.
— Je vous en prie.
— Voilà. M’accorderiez-vous la permission de jouer un morceau pour
votre chien ?
La demande n’était pas banale. La grâce des manières, le langage un
rien affecté non plus. Je répondis :
— Monsieur, c’est à lui-même qu’il faut demander cela. Il s’appelle
Nicolas.
— Je vous remercie, monsieur.
Il ouvrit l’étui, en tira la trompette de cuivre jaune bien astiquée
et, s’inclinant, dit à Nicolas :
— Monsieur, me permettez-vous de vous faire entendre un air de ma
composition ?
Nicolas huma la trompette d’une truffe circonspecte, tout du long,
délicatement, ensuite dans l’autre sens, et puis il s’installa
commodément, bien appuyé sur ses avant-bras, comme une duchesse dans sa
loge à l’Opéra. Le musicien se redressa, fit avec la bouche une série
de grimaces qui devaient être une sorte de gymnastique préparatoire,
plaça ses doigts là où ça se place, annonça :
— Valse à ma façon.
Et, joues gonflées, poussa la première note. C’était une valse. Je ne
saurais en dire plus. Nicolas, d’abord cueilli à froid par les
éclatantes harmonies, avait à demi bondi, oreilles dressées, mais,
s’étant rendu compte de l’innocuité de la chose en cuivre et de la
bienveillance empressée de l’artiste, avait goûté en grand seigneur un
peu blasé l’hommage qui lui était fait, dodelinant de la tête au rythme
à trois temps et approuvant d’un discret battement de queue les
passages particulièrement bien venus.
La dernière mesure, fort émouvante, envoyée, l’artiste salua, très bas,
marquant ainsi que c’était le chien qu’il saluait. J’applaudis, Nicolas
aussi, de la queue, j’offris un coup de gros-plant, qui fut accepté
avec réserve et bu par politesse, et puis l’homme à la trompette porta
deux doigts à sa visière, pour le chien, pour moi ensuite, et s’en
alla, sa casquette bien droite sur les oreilles."
François Cavanna - Les yeux plus gros que le ventre. Belfond, 1983.
--
Paul & Mick Victor
Meubleur de forum
avenir professionnel était dans la littérature, et que la musique n'y
serait jamais qu'un loisir. C'est le contraire qui est arrivé : la
musique est devenue un métier, et la littérature un passe-temps, ou
plus musicalement, tout de même, un violon d'Ingres.
Légers, graves, profonds, didactiques, futiles, drôles, tragiques,
inutiles, indispensables, voici quelques-uns des extraits littéraires
que j'ai réunis pendant des décennies, comblant ainsi ce double amour
des mots et des notes. Florilège, anthologie, spicilège, morceaux
choisis, quelque soit son nom, il ne demande qu'à s'enrichir.
[T. comme Trompette] :
"Voyager avec son chien, quel bonheur ! Les gros chiens paient
demi-place et voyagent en seconde. Nicolas faisait son tour de
compartiment, flairait longuement chacune des paires de pieds
présentes, prenait note dans sa tête, et puis, son univers provisoire
bien repéré, s’aplatissait sous la banquette, derrière mes mollets,
n’en bougeait qu’aux arrêts pour descendre sur le quai se dégourdir les
pattes, pisser un coup, en boire un. Contents comme tout d’être
ensemble, contents l’un de l’autre. Nous descendions à Beauvoir, d’où
un car nous menait à Fromentine, embarcadère pour l’île. Il y avait à
Beauvoir un petit mastroquet à tonnelles. Nous y étions installés, au
frais, un après-midi de juillet, attendant l’heure du car, lorsqu’un
buveur solitaire se leva d’une table voisine et vint vers nous. C’était
un grand vieux bonhomme sec et coloré, paysan en dimanches, avec sur la
tête une casquette d’orphéon et, à la main, un étui à trompette en
toile cirée noire. Il porta deux doigts à sa visière, me souhaita le
bonjour, que je lui rendis, et me dit :
— Monsieur, je voudrais vous demander une faveur.
— Je vous en prie.
— Voilà. M’accorderiez-vous la permission de jouer un morceau pour
votre chien ?
La demande n’était pas banale. La grâce des manières, le langage un
rien affecté non plus. Je répondis :
— Monsieur, c’est à lui-même qu’il faut demander cela. Il s’appelle
Nicolas.
— Je vous remercie, monsieur.
Il ouvrit l’étui, en tira la trompette de cuivre jaune bien astiquée
et, s’inclinant, dit à Nicolas :
— Monsieur, me permettez-vous de vous faire entendre un air de ma
composition ?
Nicolas huma la trompette d’une truffe circonspecte, tout du long,
délicatement, ensuite dans l’autre sens, et puis il s’installa
commodément, bien appuyé sur ses avant-bras, comme une duchesse dans sa
loge à l’Opéra. Le musicien se redressa, fit avec la bouche une série
de grimaces qui devaient être une sorte de gymnastique préparatoire,
plaça ses doigts là où ça se place, annonça :
— Valse à ma façon.
Et, joues gonflées, poussa la première note. C’était une valse. Je ne
saurais en dire plus. Nicolas, d’abord cueilli à froid par les
éclatantes harmonies, avait à demi bondi, oreilles dressées, mais,
s’étant rendu compte de l’innocuité de la chose en cuivre et de la
bienveillance empressée de l’artiste, avait goûté en grand seigneur un
peu blasé l’hommage qui lui était fait, dodelinant de la tête au rythme
à trois temps et approuvant d’un discret battement de queue les
passages particulièrement bien venus.
La dernière mesure, fort émouvante, envoyée, l’artiste salua, très bas,
marquant ainsi que c’était le chien qu’il saluait. J’applaudis, Nicolas
aussi, de la queue, j’offris un coup de gros-plant, qui fut accepté
avec réserve et bu par politesse, et puis l’homme à la trompette porta
deux doigts à sa visière, pour le chien, pour moi ensuite, et s’en
alla, sa casquette bien droite sur les oreilles."
François Cavanna - Les yeux plus gros que le ventre. Belfond, 1983.
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