Discussion:
Des mots, des notes. H. comme Harmonica (2)
(trop ancien pour répondre)
Paul & Mick Victor
2023-09-27 08:38:34 UTC
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[H. comme Harmonica] :

Nous, on a été, d’abord, dans le temps, de ces gens qui n’ont pas cru à
la religion de tous : et, pour ça, à ceux de cette époque qui ont été
les grands-pères de nos grands-pères, à ceux-là, donc, on leur a coupé
le bout de la langue pour qu’ils ne puissent plus chanter le cantique.
Et après, d’un coup de pied dans le cul, on les a jetés sur les routes,
sans maisons, sans rien. Allez-vous-en !
Alors, ils ont monté, comme ça, dans la montagne : les hommes, les
femmes, tous ; ils ont monté, et ils ont monté beaucoup plus haut que
jamais ceux qui avaient coupé leurs langues auraient cru. Beaucoup plus
haut parce qu’ils n’avaient plus d’espoir pour peser sur leurs épaules
et ils sont arrivés sur cette petite estrade de roche, au bord des
profondeurs bleues, tout contre la joue du ciel, et il y avait là
encore un peu de terre à herbe, et ils ont fait Baumugnes.
De parler avec leurs moignons dans la bouche ça faisait l’effet d’un
cri de bêtes et ça les gênait de ressembler aux bêtes par le
hurlement ; et c’est sur ça, justement qu’ils avaient compté, ceux d’en
bas, en maniant le couteau à langues.
Alors, ils ont inventé de s’appeler avec des harmonicas qu’ils
enfonçaient profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de
langue qui leur restait.
Et ainsi ils faisaient, pour appeler les ménagères, les petits, les
poules ou la vache ; et tout cela avait l’habitude et comprenait.
Le dimanche, ils se réunissaient sous le grand cèdre. Le plus ancien
faisait le prêche à l’harmonica, et, on entendait ce qu’il voulait dire
comme s’il avait eu sa langue d’avant, et ça tirait les larmes des
yeux. Après, tous ensemble, ils dressaient vers le ciel leurs yeux et
leurs larmes ; et ça, c’était le prêche. Il était bon à leur garder le
cœur solide toute la semaine ; et, ainsi, de semaine en semaine.
Enfin, par la pitié des choses, il est né des petits qui avaient la
langue entière.
Maintenant, nous, on a gardé l’habitude. Nous avons tous notre musique
de fer. Pour la fête, on s’en va, dans le fin creux de la pâture, avec
des bouteilles de liqueur d’orge. Là, nous faisons tous sonner notre
“monica” ensemble, pour la merci des vieux qui ont semé notre race.
Chacun joue pour soi et les femmes écoutent la “monica” de leur homme
et elles se disent : “C’est lui qui joue le mieux” et les petits
écoutent la “monica” de leur père, et rien que celle-là, dans le milieu
de la musique de tous, et, de cette façon, on se parle encore
l’ancienne langue des vieux brûleurs de loups et c’est celle qu’on
comprend le mieux. À la fin, on sonne ensemble le bel air qui dit qu’on
a du beau foin, de la bonne eau glacée et des chairs dures de santé et
de force : du marmouset au grand-père.

Jean Giono : Un de Baumugnes. Grasset, 1929.
--
Paul & Mick Victor
Toujours émerveillé par le style de Giono.
Paul-Olivier Margail
2023-09-27 11:40:16 UTC
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Post by Paul & Mick Victor
(...)
Jean Giono : Un de Baumugnes. Grasset, 1929.
--
Paul & Mick Victor
Toujours émerveillé par le style de Giono.
Marcel Pagnol en a réalisé un film qu'il a appelé "Angèle" avec Orane
Demazis (qui tournera, entre autre, la Trilogie Marseillaise).
Giono et Pagnol figurent dans mon Patrimoine perso de l'humanité et,
pour rester en charte, je me chante une superbe phrase "quand l'été de
Giono revient d'en transhumance". Je vois alors ces milliers d'ovins
dont les clochettes réveillent l'écho de nos collines.
--
P-Ol, total provençalisé
MELMOTH
2023-09-27 14:55:12 UTC
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Post by Paul-Olivier Margail
Giono et Pagnol figurent dans mon Patrimoine perso de l'humanité
Normalement, Victor devrait te rétorquer qu'il n'en a rien à battre...
C'est que Je commence à le connaître, Mon Victor...
Paul & Mick Victor
2023-09-27 21:51:14 UTC
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Post by MELMOTH
Post by Paul-Olivier Margail
Giono et Pagnol figurent dans mon Patrimoine perso de l'humanité
Normalement, Victor devrait te rétorquer qu'il n'en a rien à battre...
Mais rien n'est normal aujourd'hui, Melmoth. Pour ma part, me vautrant
sans vergogne dans le hors-sujet, j'apprécie également Pagnol et Giono,
mais pas dans la même catégorie. Je ne les mets pas sur le même plan.
Si la postérité juge honnêtement, elle conservera Giono et oubliera
Pagnol, elle admettra que la Provence de Colline ou de Regain n'a pas
grand-chose – strictement rien – à voir avec celle de Manon des Sources
ou de la Gloire de mon père. Pagnol, je le lis et le regarde (et avec
plaisir, souvent) comme un film de Jacques Tati, comme une photo jaunie
d'avant-guerre, un Marseille de vieille carte postale qui n'a plus rien
à voir avec la réalité d'aujourd'hui, qui n'a pas grand-chose d'autre à
m'apporter que le rêve nostalgique d'une France que je n'ai pas connue.
Giono est bien loin de cette Provence de boutique de souvenirs, de ce
décor parfumé à la bouillabaisse, de la galéjade, de "l'accent qui se
promène et qui n'en finit pas", de Marius et Olive, Lou Pescadou et
Trois de la Canebière, tu-me-fends-le-cœur, oh ! bonne mère ! bien loin
aussi du moulin de Daudet et de la lamentable cigale stridente de Jean
Aicard, qui vibre plus que jamais dans les pins toujours verts.
D'ailleurs, il se voyait plutôt comme un homme du nord, des brumes,
n'aimant pas le soleil et avouant qu'il aurait aimé vivre en Écosse.
Giono détestait Mistral et le Félibrige, et le Angèle de Pagnol lui
était apparu comme une trahison (ce qu'il était, en toute objectivité).
C'est que Pagnol n'a pas pu - ou n'a pas voulu - sortir du régionalisme
- ce n'est pas une condamnation, le genre a ses lettres de noblesse -,
alors que Giono s'est élevé au rang d'écrivain universel. En musique,
la Provence de Giono est proche de celle de Milhaud, âpre, crue,
rapeuse et dissonante. En peinture, c'est plutôt Van Gogh, ses cyprès
torturés et ses nuits impudiques. En littérature, je le rapprocherais
volontiers de Ramuz, un autre auteur - bien mal connu - qui s'est
libéré de ce piège sournois qui guette les gens qui sont nés quelque
part et vous font voir "du pays natal jusqu'à loucher".
--
Paul & Mick Victor
Roi sans divertissement
Julien Duconlajoie
2023-09-27 15:51:47 UTC
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Post by Paul-Olivier Margail
Post by Paul & Mick Victor
(...)
Jean Giono : Un de Baumugnes. Grasset, 1929.
--
Paul & Mick Victor
Toujours émerveillé par le style de Giono.
Marcel Pagnol en a réalisé un film qu'il a appelé "Angèle" avec Orane
Demazis (qui tournera, entre autre, la Trilogie Marseillaise).
Au demeurant maitresse de *Pagnol* et actrice exécrable ! Son accent
est à pleurer ( ainsi que celui de *Pierre Fresnay,* !) mais il n'y à que nous,
provençaux qui pouvons nous en rendre compte !
Post by Paul-Olivier Margail
--
P-Ol, total provençalisé
Provençalisé , mais jamais Provençal , c'est impossible !
Jean Toulet
2023-09-28 09:51:25 UTC
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Ma foi, je ne suis pas provençal,mais seulement toulousain et mon oreille a aisément perçu les lamentables "accents" de la Demazis et - un peu moins lamentable - de Pierre Fresnay.

Je me demande ce que Pagnol a pu lui trouver...

Jazzmicalement,

Jean Toulet - EncoreUneAffaireDeCul?
Ad Musicam
2023-09-28 17:38:59 UTC
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Alors, ils ont monté, comme ça, dans la montagne : les hommes, les
femmes, tous ; ils ont monté, et ils ont monté beaucoup plus haut que
jamais ceux qui avaient coupé leurs langues auraient cru. Beaucoup plus
haut parce qu’ils n’avaient plus d’espoir pour peser sur leurs épaules
et ils sont arrivés sur cette petite estrade de roche,
À la fin, on sonne ensemble le bel air qui dit qu’on
a du beau foin, de la bonne eau glacée et des chairs dures de santé et
de force : du marmouset au grand-père.
En littérature, je le rapprocherais
volontiers de Ramuz

Ramuz : Ah ça oui ! La grande peur dans la montagne qui vous palpite en mains de page en page : souvenir d'un vertige de lecture d'adolescence les mots aux tripes... Aie Aie...diront certains, si chacun y va de son petit souvenir littéreux cela va bifurquer trop loin dans les multi bémols de tonalités perdues hors champ de la musique... cadence et cie... retournons à nos sonates.
....

Un vieux montagnard à propos du "son de la montagne" (propos rapportés par un oncle) : avant 1914, la montagne était sonore : sifflets, cris, chants, invectives d'un versant à l'autre ; tout un réseau dense de signaux sonores joyeux. Après guerre, silence de la montagne. Trop de bergers morts aux combat, trop de traditions éclopées à l'encolure de l'utilitaire. La vie des paturages disparue dans le silence des cimes.

....

Mon voisin du dessous qui tambourine à la porte tout joyeux. Il a gagné au loto (oui, de vrai !) Cognac et compagnie.
- Viens voir!

Au milieu de son salon, (très petit chez lui : deux pièces toujours sens dessus-dessous) un cor des alpes flambant neuf en bois clair, aussi long que le clic clac. Pognon du loto en poche il avait vu sur la place principale du quartier un stand d'ébénisterie montagnarde ( on a pas idée de ce que les biduleries artisanales dominicales peuvent déverser en ville...). Achat compulsif, démesure reconnaissante ? Il n'a jamais été musicien de quoi que soit. Ah le fou rire : lui , tout joyeux de voir ma tronche ébahie, et moi de penser au silence des montagnes qui n'a que faire de son cor des alpes serré dans vingt mètres carrés de centre ville.

Ad Musicam
-
Varia

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