Paul & Mick Victor
2023-09-30 06:46:25 UTC
[I. comme Interprétation] :
L'art vocal bourgeois
Il paraîtra impertinent de faire la leçon à un excellent baryton,
Gérard Souzay, mais un disque où ce chanteur a enregistré quelques
mélodies de Fauré me semble bien illustrer toute une mythologie
musicale où l'on retrouve les principaux signes de l'art bourgeois. Cet
art est essentiellement *signalétique*, il n'a de cesse d'imposer non
l'émotion, mais les signes de l'émotion. C'est ce que fait précisément
Gérard Souzay : ayant, par exemple, à chanter une *tristesse affreuse*,
il ne se contente ni du simple contenu sémantique de ces mots, ni de la
ligne musicale qui les soutient : il lui faut encore dramatiser la
phonétique de l'affreux, suspendre puis faire exploser la double
fricative, déchaîner le malheur dans l'épaisseur même des lettres ; nul
ne peut ignorer qu'il s'agit d'affres particulièrement terribles.
Malheureusement ce pléonasme d'intentions étouffe et le mot et la
musique, et principalement leur jonction, qui est l'objet même de l'art
vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la
littérature : la forme la plus haute de l'expression artistique est du
côté de la littéralité, c'est-à-dire en définitive d'une certaine
algèbre : il faut que toute forme tende à l'abstraction, ce qui, on le
sait, n'est nullement contraire à la sensualité.
Et c'est précisément ce que l'art bourgeois refuse ; il veut toujours
prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le
travail et surindiquer l'intention, de peur qu'elle ne soit
suffisamment saisie (mais l'art est aussi une ambiguïté, il contredit
toujours, en un sens, son propre message, et singulièrement la musique,
qui n'est jamais, à la lettre, ni triste ni gaie). Souligner le mot par
le relief abusif de sa phonétique, vouloir que la gutturale du mot
-*creuse* soit la pioche qui entame la terre, et la dentale de *sein*
la douceur qui pénètre, c'est pratiquer une littéralité d'intention,
non de description, c'est établir des correspondances abusives. Il faut
d'ailleurs rappeler ici que l'esprit mélodramatique, dont relève
l'interprétation de Gérard Souzay, est précisément l'une des
acquisitions historiques de la bourgeoisie : on retrouve cette même
surcharge d'intentions dans l'art de nos acteurs traditionnels, qui
sont, on le sait, des acteurs formés par la bourgeoisie et pour elle.
Cette sorte de pointillisme phonétique, qui donne à chaque lettre une
importance incongrue, touche parfois à l'absurde : c'est une
*solennité* bouffonne que celle qui tient au redoublement des *n* de
*solennel* et c'est un *bonheur* un peu écœurant que celui qui nous est
signifié par cette emphase initiale qui expulse le bonheur de la bouche
comme un noyau. Ceci rejoint d'ailleurs une constante mythologique,
dont nous avons déjà parlé à propos de la poésie : concevoir l'art
comme une addition de détails réunis, c'est-à-dire pleinement
signifiants : la perfection pointilliste de Gérard Souzay équivaut très
exactement au goût de Minou Drouet pour la métaphore de détail, ou aux
costumes des volatiles de *Chantecler*, faits (en 1910) de plumes
superposées une à une. Il y a dans cet art une intimidation par le
détail, qui est évidemment à l'opposé du réalisme, puisque le réalisme
suppose une typification, c'est-à-dire une présence de la structure,
donc de la durée.
Cet art analytique est voué à l'échec surtout en musique, dont la
vérité ne peut être jamais que d'ordre respiratoire, prosodique et non
phonétique. Ainsi les phrasés de Gérard Souzay sont sans cesse détruits
par l'expression excessive d'un mot, chargé maladroitement d'inoculer
un ordre intellectuel parasite dans la nappe sans couture du chant. Il
semble que l'on touche ici à une difficulté majeure de l'exécution
musicale : faire surgir la nuance d'une zone interne de la musique, et
à aucun prix ne l'imposer de l'extérieur comme un signe purement
intellectif : il y a une vérité sensuelle de la musique, vérité
suffisante, qui ne souffre pas la gêne d'une *expression*. C'est pour
cela que l'interprétation d'excellents virtuoses laisse si souvent
insatisfaits : leur *rubato*, trop spectaculaire, fruit d'un effort
visible vers la signification, détruit un organisme qui contient
scrupuleusement en lui-même son propre message. Certains amateurs, ou
mieux encore certains professionnels qui ont su retrouver ce que l'on
pourrait appeler la lettre totale du texte musical, comme Panzéra pour
le chant, ou Lipatti pour le piano, parviennent à n'ajouter à la
musique aucune intention : ils ne s'affairent pas officieusement autour
de chaque détail, contrairement à l'art bourgeois, qui est toujours
indiscret. Ils font confiance à la matière immédiatement définitive de
la musique.
Roland Barthes : Mythologies. Éditions du Seuil, 1970.
--
Paul & Mick Victor
L'arbre qui cache Fauré
L'art vocal bourgeois
Il paraîtra impertinent de faire la leçon à un excellent baryton,
Gérard Souzay, mais un disque où ce chanteur a enregistré quelques
mélodies de Fauré me semble bien illustrer toute une mythologie
musicale où l'on retrouve les principaux signes de l'art bourgeois. Cet
art est essentiellement *signalétique*, il n'a de cesse d'imposer non
l'émotion, mais les signes de l'émotion. C'est ce que fait précisément
Gérard Souzay : ayant, par exemple, à chanter une *tristesse affreuse*,
il ne se contente ni du simple contenu sémantique de ces mots, ni de la
ligne musicale qui les soutient : il lui faut encore dramatiser la
phonétique de l'affreux, suspendre puis faire exploser la double
fricative, déchaîner le malheur dans l'épaisseur même des lettres ; nul
ne peut ignorer qu'il s'agit d'affres particulièrement terribles.
Malheureusement ce pléonasme d'intentions étouffe et le mot et la
musique, et principalement leur jonction, qui est l'objet même de l'art
vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la
littérature : la forme la plus haute de l'expression artistique est du
côté de la littéralité, c'est-à-dire en définitive d'une certaine
algèbre : il faut que toute forme tende à l'abstraction, ce qui, on le
sait, n'est nullement contraire à la sensualité.
Et c'est précisément ce que l'art bourgeois refuse ; il veut toujours
prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le
travail et surindiquer l'intention, de peur qu'elle ne soit
suffisamment saisie (mais l'art est aussi une ambiguïté, il contredit
toujours, en un sens, son propre message, et singulièrement la musique,
qui n'est jamais, à la lettre, ni triste ni gaie). Souligner le mot par
le relief abusif de sa phonétique, vouloir que la gutturale du mot
-*creuse* soit la pioche qui entame la terre, et la dentale de *sein*
la douceur qui pénètre, c'est pratiquer une littéralité d'intention,
non de description, c'est établir des correspondances abusives. Il faut
d'ailleurs rappeler ici que l'esprit mélodramatique, dont relève
l'interprétation de Gérard Souzay, est précisément l'une des
acquisitions historiques de la bourgeoisie : on retrouve cette même
surcharge d'intentions dans l'art de nos acteurs traditionnels, qui
sont, on le sait, des acteurs formés par la bourgeoisie et pour elle.
Cette sorte de pointillisme phonétique, qui donne à chaque lettre une
importance incongrue, touche parfois à l'absurde : c'est une
*solennité* bouffonne que celle qui tient au redoublement des *n* de
*solennel* et c'est un *bonheur* un peu écœurant que celui qui nous est
signifié par cette emphase initiale qui expulse le bonheur de la bouche
comme un noyau. Ceci rejoint d'ailleurs une constante mythologique,
dont nous avons déjà parlé à propos de la poésie : concevoir l'art
comme une addition de détails réunis, c'est-à-dire pleinement
signifiants : la perfection pointilliste de Gérard Souzay équivaut très
exactement au goût de Minou Drouet pour la métaphore de détail, ou aux
costumes des volatiles de *Chantecler*, faits (en 1910) de plumes
superposées une à une. Il y a dans cet art une intimidation par le
détail, qui est évidemment à l'opposé du réalisme, puisque le réalisme
suppose une typification, c'est-à-dire une présence de la structure,
donc de la durée.
Cet art analytique est voué à l'échec surtout en musique, dont la
vérité ne peut être jamais que d'ordre respiratoire, prosodique et non
phonétique. Ainsi les phrasés de Gérard Souzay sont sans cesse détruits
par l'expression excessive d'un mot, chargé maladroitement d'inoculer
un ordre intellectuel parasite dans la nappe sans couture du chant. Il
semble que l'on touche ici à une difficulté majeure de l'exécution
musicale : faire surgir la nuance d'une zone interne de la musique, et
à aucun prix ne l'imposer de l'extérieur comme un signe purement
intellectif : il y a une vérité sensuelle de la musique, vérité
suffisante, qui ne souffre pas la gêne d'une *expression*. C'est pour
cela que l'interprétation d'excellents virtuoses laisse si souvent
insatisfaits : leur *rubato*, trop spectaculaire, fruit d'un effort
visible vers la signification, détruit un organisme qui contient
scrupuleusement en lui-même son propre message. Certains amateurs, ou
mieux encore certains professionnels qui ont su retrouver ce que l'on
pourrait appeler la lettre totale du texte musical, comme Panzéra pour
le chant, ou Lipatti pour le piano, parviennent à n'ajouter à la
musique aucune intention : ils ne s'affairent pas officieusement autour
de chaque détail, contrairement à l'art bourgeois, qui est toujours
indiscret. Ils font confiance à la matière immédiatement définitive de
la musique.
Roland Barthes : Mythologies. Éditions du Seuil, 1970.
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Paul & Mick Victor
L'arbre qui cache Fauré