Paul & Mick Victor
2023-09-26 16:51:34 UTC
[C. comme Cornemuse] :
J’ai connu un garçon qui étudiait la cornemuse. Vous n’avez pas idée de
l’opposition qu’il rencontra, y compris parmi les membres de sa propre
famille. Dès le début, son père désapprouva son entreprise, qu’il
critiquait sans retenue.
Mon ami prit l’habitude de se lever le matin afin d’étudier, mais il
dut abandonner cette pratique à cause de sa sœur. Croyante fervente,
elle jugeait peu chrétien de commencer la journée sur un air de
cornemuse.
Aussi résolut-il d’attendre pour jouer que sa famille fût couchée. Mais
cette tentative échoua pareillement, valant de plus à la maison une
mauvaise réputation. Des passants attardés s’arrêtèrent au-dehors pour
écouter, et, le lendemain matin, répandirent à travers la ville le
bruit qu’un horrible assassinat avait été commis la nuit précédente
chez M. Jefferson. Ils racontaient avoir entendu les cris de la
victime, les blasphèmes et les insultes du meurtrier, bientôt suivis
des vaines supplications et des râles ultimes de l’agonisant.
On lui permit de s’exercer le jour dans l’arrière-cuisine, toutes
portes closes. Mais, malgré ces précautions, les plus beaux passages
s’entendaient du salon et mettaient sa mère en pleurs. Elle disait que
cela lui rappelait son malheureux père disparu dans la gueule d’un
requin alors qu’il se baignait, le pauvre homme, sur la côte de la
Nouvelle-Guinée. Quel rapport y avait-il entre ce drame et les accents
de la cornemuse, elle ne pouvait l’expliquer.
Alors on aménagea au musicien un petit local tout au fond du jardin, à
quatre cents mètres de la maison. On l’y envoyait avec son instrument
quand il désirait s’en servir. Mais parfois arrivait un visiteur qui
n’était pas informé et qu’on oubliait de prévenir. Que d’aventure il
allât faire un tour dans le jardin, il risquait de se trouver soudain à
portée d’oreille de l’instrument sans s’y attendre ni savoir ce que
c’était. S’il avait l’âme bien trempée, il grinçait des dents, mais un
individu ordinaire ne pouvait manquer d’en avoir les sens tout
retournés.
Il faut bien le reconnaître, les premiers efforts d’un amateur de
cornemuse ont quelque chose de poignant. Je l’ai moi-même ressenti en
écoutant mon jeune ami. La cornemuse est un instrument épuisant. Vous
devez, avant de commencer, prendre assez de souffle pour tout le
couplet – c’est du moins ce que j’ai compris en observant Jefferson.
Il attaquait magnifiquement sur une note pleine, sonore, presque
farouche, qui vous emportait littéralement. Mais à mesure qu’il
poursuivait, il allait de plus en plus piano, et la dernière strophe
expirait en général dans un crachotement, suivi d’un pitoyable bruit de
fuite d’air.
Il faut être en bonne santé pour jouer de la cornemuse.
Le jeune Jefferson n’apprit à jouer qu’un seul air sur cet instrument ;
mais je n’ai jamais entendu personne se plaindre de l’insuffisance de
son répertoire – absolument personne. Il intitulait cet air « Les
Campbell arrivent, hourra ! hourra ! ». Mais son père soutenait
toujours que c’était « Les campanules d’Écosse ». Personne n’avait
l’air de savoir de quoi il s’agissait au juste, mais tous s’accordaient
à trouver au morceau une sonorité écossaise. On invitait les visiteurs
de passage à donner leur avis, et la plupart avançaient à chaque fois
un titre différent.
Jerome K. Jerome. Trois hommes dans un bateau. 1889.
--
Paul & Mick Victor
Le poids des cornes m'use, parole de cocu !
J’ai connu un garçon qui étudiait la cornemuse. Vous n’avez pas idée de
l’opposition qu’il rencontra, y compris parmi les membres de sa propre
famille. Dès le début, son père désapprouva son entreprise, qu’il
critiquait sans retenue.
Mon ami prit l’habitude de se lever le matin afin d’étudier, mais il
dut abandonner cette pratique à cause de sa sœur. Croyante fervente,
elle jugeait peu chrétien de commencer la journée sur un air de
cornemuse.
Aussi résolut-il d’attendre pour jouer que sa famille fût couchée. Mais
cette tentative échoua pareillement, valant de plus à la maison une
mauvaise réputation. Des passants attardés s’arrêtèrent au-dehors pour
écouter, et, le lendemain matin, répandirent à travers la ville le
bruit qu’un horrible assassinat avait été commis la nuit précédente
chez M. Jefferson. Ils racontaient avoir entendu les cris de la
victime, les blasphèmes et les insultes du meurtrier, bientôt suivis
des vaines supplications et des râles ultimes de l’agonisant.
On lui permit de s’exercer le jour dans l’arrière-cuisine, toutes
portes closes. Mais, malgré ces précautions, les plus beaux passages
s’entendaient du salon et mettaient sa mère en pleurs. Elle disait que
cela lui rappelait son malheureux père disparu dans la gueule d’un
requin alors qu’il se baignait, le pauvre homme, sur la côte de la
Nouvelle-Guinée. Quel rapport y avait-il entre ce drame et les accents
de la cornemuse, elle ne pouvait l’expliquer.
Alors on aménagea au musicien un petit local tout au fond du jardin, à
quatre cents mètres de la maison. On l’y envoyait avec son instrument
quand il désirait s’en servir. Mais parfois arrivait un visiteur qui
n’était pas informé et qu’on oubliait de prévenir. Que d’aventure il
allât faire un tour dans le jardin, il risquait de se trouver soudain à
portée d’oreille de l’instrument sans s’y attendre ni savoir ce que
c’était. S’il avait l’âme bien trempée, il grinçait des dents, mais un
individu ordinaire ne pouvait manquer d’en avoir les sens tout
retournés.
Il faut bien le reconnaître, les premiers efforts d’un amateur de
cornemuse ont quelque chose de poignant. Je l’ai moi-même ressenti en
écoutant mon jeune ami. La cornemuse est un instrument épuisant. Vous
devez, avant de commencer, prendre assez de souffle pour tout le
couplet – c’est du moins ce que j’ai compris en observant Jefferson.
Il attaquait magnifiquement sur une note pleine, sonore, presque
farouche, qui vous emportait littéralement. Mais à mesure qu’il
poursuivait, il allait de plus en plus piano, et la dernière strophe
expirait en général dans un crachotement, suivi d’un pitoyable bruit de
fuite d’air.
Il faut être en bonne santé pour jouer de la cornemuse.
Le jeune Jefferson n’apprit à jouer qu’un seul air sur cet instrument ;
mais je n’ai jamais entendu personne se plaindre de l’insuffisance de
son répertoire – absolument personne. Il intitulait cet air « Les
Campbell arrivent, hourra ! hourra ! ». Mais son père soutenait
toujours que c’était « Les campanules d’Écosse ». Personne n’avait
l’air de savoir de quoi il s’agissait au juste, mais tous s’accordaient
à trouver au morceau une sonorité écossaise. On invitait les visiteurs
de passage à donner leur avis, et la plupart avançaient à chaque fois
un titre différent.
Jerome K. Jerome. Trois hommes dans un bateau. 1889.
--
Paul & Mick Victor
Le poids des cornes m'use, parole de cocu !